Scéniophrès

« roman historique Egyptien de la XIIème dynastie » – 1922

Le 26 novembre 1922, dans la Vallée des Rois, en Egypte, Howard Carter et Lord Carnavon ouvrent la tombe de Toutânkhamon, et l’égyptologie franchit un tournant décisif.

Elle a déjà pris un nouvel essor à la fin du XIXème siècle, le pillage de tombes ayant laissé la place à une démarche scientifique, dont témoignent de nombreuses publications très documentées.

Revenons à Pierre Coutras, né en 1889. Il suit des études classiques jusqu’à la Licence de Droit. Ses propres recherches, sa curiosité, font de lui un homme cultivé qui suit de près l’actualité et les fabuleux progrès du début du XXème siècle.

Comme un certain JRR Tolkien, Pierre Coutras voyage dans sa tête. S’il se rend assez souvent à Paris, pour affaires, ou pour des expositions, ses déplacements se limitent au sud de la France, entre les Alpes, la Côte d’Azur, les Cévennes, la région aixoise et Marseille.

17 romans, 3 recueils de poèmes, des centaines de photographies, 600 tableaux permettent, même si on ne l’a pas connu, de cerner ses univers.
D’une part celui d’un homme actif, voir hyperactif, témoin de son temps, qui adopte en pionnier les nouvelles découvertes.
Et d’autre part son imaginaire : un moyen-âge romanesque, très XIXème, peuplé de reines et de chevaliers, arpentant des châteaux hantés entourés de forêts ténébreuses.
Il est clair que dans cette période où fleurissent les expositions coloniales, l’exotisme ne fait pas partie de ses sujets de prédilection.

Et puis en 1922 surgit « Scéniophrès, roman historique Egyptien de la XIIème dynastie », véritable OVNI dans le paysage !

Dans la préface, Pierre Coutras revendique l’authenticité de sa vision, puisqu’il a recueilli ses connaissances d’une source plus que sure : son amie Scéniophrès.

Dans la dédicace qui suit, « à ma Momie », nous découvrons que Scéniophrès est une momie, qui repose dans son sarcophage de cèdre, au domicile de l’écrivain.

Reyne Kiya, tombe KV55
Reyne Kiya, tombe KV55

Dès la troisième page, la Princesse Scéniophrès, fille de Pharaon, nous est décrite, et aussitôt une image se forme dans mon esprit.

Quelques jours plus tard, toujours en cours de lecture du livre, et surfant au hasard sur internet, je tombe sur cette photo d’une statue de la Reine Kiya, et j’ai l’impression que Scéniophrès, étonnamment proche, me regarde, m’appelle, cherche à me dire quelque chose… je n’arrive pas à la quitter des yeux !

Illustration de Claire Finaud-Bounaud pour Scheniophres
Illustration de Claire Finaud-Bounaud pour « Croquis et paysages littéraires / Scéniophrès

C’est ma vision, la vôtre sera sans doute différente, si vous pouvez lire ce roman, bien sûr épuisé, et vendu d’occasion en bien mauvais état et fort cher sur internet.

On peut lire un chapitre du roman dans la revue « Croquis et paysages littéraires » de 1922, avec une illustration spéciale de Claire Finaud-Bounaud, illustratrice de la couverture.

Entre temps, le message que me délivre le visage d’albâtre est la nécessité de retrouver les sources de ce roman. En route.

A la recherche des sources

Il est clair que Pierre Coutras a été passionné par les découvertes archéologiques de l’époque, comme il l’a été par le mouvement ésotérique en plein essor exactement sur la même période.

Le roman est extrêmement documenté, les descriptions de lieux, d’objets, de costumes, de rites, sont minutieuses, précises… L’intrigue passe au second plan, et le foisonnement d’informations nous projette dans l’Egypte de la XIIème dynastie.
Je n’ai aucune compétence en égyptologie, mais quelques recherches sur internet me confirment la justesse de la vision. Qui n’est plus une vision, d’ailleurs, mais une reconstitution historique soignée.

Il est évident que Pierre Coutras a étudié son sujet, bien sûr par la lecture, principal support d’apprentissage de l’époque. Pas de moteur de recherche, pour afficher en quelques clics de merveilleuses images en couleur, et se donner l’impression de maîtriser l’égyptologie en surfant sur quelques articles…

Cependant, il ne faut pas négliger les publications scientifiques de l’époque, souvent illustrées de dessins précis, et de très bonnes photographies en noir et blanc.

Nous avons une piste solide dans le roman « Les piquants du marron », au chapitre « mon village » (Marseille !), écrit en 1927.
Pierre Coutras y parle de son affection pour le Parc Borély, lieu dans lequel il se rend souvent, et dans lequel il prend de nombreuses photographies de ses automobiles et de sa famille :
« Parfois j’entre dans le château, où j’ai vécu toute une année, à apprendre l’égyptien et à déchiffrer les hiéroglyphes, en compagnie de l’âme de Scéniophrès, pour comprendre ma petite princesse et conter son histoire. J’y retrouve de vieux amis, tous les dieux de l’Amenthi, et, en haut, les reliques de Marseille. »
En effet, à l’époque, le Château Borély abrite le Musée d’Archéologie, qui sera transféré plus tard au Musée d’Archéologie Méditerranéenne, à la Vieille Charité. Et nous pouvons voir dans cet article une partie de ce que Pierre Coutras a pu contempler.
Pas de doute, l’inspiration est ici, et certainement aussi dans des livres et documents consultés ou empruntés à la bibliothèque du Musée.

Car c’est évident, Pierre Coutras a étudié les écrits de Manéthon, ce prêtre égyptien du IIIème siècle avant notre ère qui a écrit une Histoire de l’Egypte en grec sous le règne de Ptolémée II.
Il les a probablement lus en grec, d’ailleurs, ce qui expliquerait des anomalies d’orthographe des noms propres tels qu’il les transcrit, et quelques divergences.
Ainsi lors de son voyage vers l’Amenthi, l’âme du Pharaon Amérès rencontre celles de tous ses prédécesseurs, dont les trois qui ont donné leurs noms aux plus grandes pyramides de Gizeh : Khéops, Khéphren et Mykérinos.
Pierre Coutras les désigne autrement : Souphi est effectivement le nom que Manéthon attribue au constructeur de la plus grande pyramide, par contre Sensaouphi et Manchérès succèdent à Souphi, mais ne sont pas désignés comme constructeurs de pyramides. D’ailleurs, Manéthon attribue la construction de la 3ème pyramide à la mystérieuse reine Nitocris…
Certes, l’« Aegyptiaca » de Manéthon est fortement controversé, mais c’est une des seules sources dont on dispose pour l’époque. On lui doit entre autres le découpage chronologique en dynasties, système adopté par la science même s’il est prouvé aujourd’hui que sa construction est falsifiée, pour répondre à des impératifs politiques et religieux.

Pour le nom de l’héroïne, il faut creuser bien loin sur internet pour trouver 2 occurrences concernant une Reine Scemiophrès (avec un M) mariée très jeune à Sobekhotep III, un des grands rois de la XIIIème Dynastie « selon Manéthon ».
Daniel-Rops le traduit comme Sebeknefrou (ou Sobeknefrou, ou Néférousobek) dernière souveraine de la XIIe dynastie et la première femme connue dont on a la certitude qu’elle a régné sur l’Égypte. Elle est le premier souverain égyptien à porter un nom en l’honneur de Sobek, le dieu crocodile. Et il a surement raison… (voir plus bas)

Il est évident également que Pierre Coutras a étudié le « Livre des Morts des Anciens Egyptiens », dont la première traduction complète en français a été publiée en 1882. Il nous restitue ses connaissances dans la minutieuse description du processus d’embaumement de la momie du Pharaon, et du long parcours qu’accomplit son âme en compagnie d’Anubis pour accéder à l’Amenthi.

Si la découverte de la tombe de Toutânkhamon révolutionne le monde, nous savons, par les nombreux journaux que tient Pierre Coutras, qu’il travaille sur son roman bien avant que les merveilles trouvées dans le tombeau ne soient révélées au public.

Sans doute Pierre Coutras a-t-il trouvé images et photos inspirant ses descriptions dans des rapports de fouilles, par exemple « The tomb of Queen Tiyi » publié en 1910, très bien illustré.

Reine Tiyi, tombe KV55
Reine Tiyi, tombe KV55

Désignée par la référence KV55, la « Tombe de la Reine Tiyi », découverte en 1907, révélera par l’ADN en février 2010 qu’elle est en fait la sépulture du pharaon maudit Akhenaton. Tiyi est sa mère, et Kiya sa deuxième épouse, la première étant Nefertiti.

Mais nous nous nous égarons dans la XIIIème dynastie (-1800 à -1650), dont fait partie Toutânkhamon, et Pierre Coutras lui nous parle de la XIIème dynastie (-1985 à -1795), époque un peu plus lointaine, pour laquelle beaucoup moins de sources sont disponibles. Ce n’est pas bien grave, le découpage entre les deux dynasties est l’œuvre de Manéthon, et il semble qu’il en ait fait un mélange stratégique. Etrangement, Pierre Coutras situe son roman 2000 ans plus tôt.

Pour cette période également, les tombes nous livrent de merveilleuses figures féminines.

La Belle Dame de Lisht
La Belle Dame de Lisht (bois)

Ma conclusion, toute personnelle, c’est que si Scéniophrès n’est pas d’une parfaite rigueur historique, le luxe de descriptions et de détails le rend très crédible, et nous fait voyager, et c’est bien tout ce qu’on attend d’un roman.

Nouveau paragraphe

Et nous rajoutons ici un paragraphe, 18 mois après l’écriture du présent article, justifié par la préparation du dossier sur Henry Petiot / Daniel-Rops.
Dans un courrier du 28 septembre 1922, le futur académicien remercie Pierre Coutras de lui avoir envoyé son roman « Scéniophrès », « de beaucoup le meilleur livre que tu aies écrit. […] Ton roman « Scéniophrès » est bon, et tu sais si, malheureux critique condamné à lire les œuvres de tout le monde, je vois des bouquins ! »
Jusque là tout va bien, puis ça se gâte : « Tu sais que sur la question je ne suis pas profane, puisque j’ai moi-même travaillé l’histoire d’Egypte et que je l’avais au programme d’agrégation : eh bien, dans tout ton livre je n’ai trouvé que deux points sur lesquels je te chicanerai. D’abord (page 48, 5ème ligne en commençant par le bas, et sq) tu parles du dieu Thôt, ce qui est bien, et d’Hermès. Or Thôt et Hermès sont le même Dieu (cf Schuré, « Les Grands Initiés » au chapitre « Hermès ». De plus, on n’appelle « livres d’Hermès » que ceux rédigés pendant la période hellénistique. Voilà la première chicane. La seconde : tu parles de cheval, vers la fin du livre (page 213). Il semble établi que les Egyptiens n’ont connu le cheval qu’à l’invasion hyksos (-ici note manuscrite en bas de la lettre qui est dactylographiée – (1) cf Gustave Jéquier, Histoire de la civilisation egyptienne Paris 1921 chapitre VI) c’est à dire sous la 17ème dynastie, bien après la mort de ta Scéniophrès (Sebeknefrou, n’est-ce-pas, en Egyptien).
Hélas, Pierre Coutras n’aime pas ces commentaires, ni les compliments, (dire que ce livre est le meilleur équivaut à dire que les autres sont mauvais) ni les critiques, auxquelles il répond avec mauvaise foi, sans aucune chance de contrer son interlocuteur agrégé d’histoire.
Ce sera une faille décisive dans leur belle amitié…

Pierre Coutras a côtoyé bien des personnalités, comme en témoigne cet exemplaire de Scéniophrès dédicacé à Henri Céard.

Exemplaire de Scéniophrès dédicacé à Henri Céard
Exemplaire de Scéniophrès dédicacé à Henri Céard

La presse parle de Scéniophrès

Le Petit Marseillais 13 octobre 1922 Scéniophrès
Le Petit Marseillais 13 octobre 1922 Emile Thomas

Pourquoi avoir choisi ici de parler des sources supposées de l’auteur, plutôt que de l’intrigue ?

D’abord parce qu’il est bien indélicat de révéler l’intrigue d’un roman, même si celui-ci n’est plus disponible. Et que, comme je l’ai dit plus haut, elle passe au second plan derrière la reconstitution de l’Egypte ancienne.

Ensuite parce que je suis interpelée par la passion que Pierre Coutras révèle pour ce sujet totalement étranger à ses univers habituels.

Singularité renouvelée dans la réalisation de ce tableau, en 1960, lui aussi totalement isolé parmi les autres sujets de peintures.

Sur les bords du Nil - 13 mars 1960 (coll. VB)
Sur les bords du Nil – 13 mars 1960 (coll. VB)

Arrivée à la fin de mon sujet, je suis assaillie par la pop-culture. On ne se refait pas !

Je ne peux m’empêcher de faire encore un parallèle improbable. (après celui avec Tolkien, sur lequel je reviendrai dans un autre article.)
D’un côté Pierre Coutras, homme séduit par le progrès, mais aussi par l’ésotérisme, et grand nostalgique de l’antiquité et du Moyen-âge.
De l’autre côté les héros de bandes dessinées de E.P. Jacobs, Blake et Mortimer, créés en 1946.
Les aventures de ces deux gentlemen les confrontent à des technologies très actuelles, voire futuristes, Mortimer étant physicien nucléaire, et Blake directeur du contre-espionnage britannique.

La rencontre de Mortimer avec une machine à voyager dans le temps le propulse en pleine guerre de 100 ans dans « Le piège diabolique ».

Dans un scénario très documenté à partir des « Timée » et « Critias » de Platon, les deux héros vont résoudre « L’énigme de l’Atlantide ».

Mais surtout, ils vont percer le « Mystère de la Grande Pyramide », récit particulièrement inspiré dont le synopsis repose sur la découverte d’un manuscrit de Manéthon.  (2 tomes publiés en 1954 et 1955. En même temps que le Seigneur des Anneaux de Tolkien, tiens ! Ces recherches se révèlent être un véritable parcours initiatique…)

Le mystère de la grande pyramide - EP Jacobs
Le mystère de la grande pyramide – EP Jacobs

Le chapitre bonus

Ce chapitre m’est très personnel, donc passablement inutile, à vous de voir si vous souhaitez aller plus loin…

Je crois fermement à la non existence du hasard, et je suis très sensible aux synchronicités.
Nous avons vu que Scéniophrès est une incursion totalement atypique dans l’univers de son auteur Pierre Coutras, mon grand-père.
Il se trouve que je dispose de la même « anomalie ».
Alors que je suis profondément imprégnée de culture celtique, j’ai toujours eu une attirance pour l’Egypte antique. (et une incontestable aversion de la culture gréco-romaine, contrairement à lui…)
Chacune de mes visites au Musée du Louvre aboutit aux Antiquités Egyptiennes, et je ressors de chacune de mes incursions dans les « Boutiques des Musées » avec une reproduction d’objet de l’époque.
J’ai ainsi accumulé des reproductions de la Déesse Chatte Bastet, protectrice du foyer et des chats, deux sujets chers au cœur de Pierre Coutras et au mien.

Déesse Bastet
Déesse Bastet

Une recherche spirituelle récente me confirme mes affinités avec cette déesse.
Plusieurs représentations d’elle sont visibles au Musée d’Archéologie Méditerranéenne de Marseille, également sous sa forme moins pacifique de Lionne Sekhmet, et Pierre Coutras les a bien sûr contemplées lors de ses visites.

J’ai aussi beaucoup d’affection pour cette cuillère à offrandes, moulée et patinée bronze par ma mère, Yvonne, lorsqu’elle était aux Beaux-Arts.

Cuillère à offrandes - plâtre - Yvonne Coutras
Cuillère à offrandes – plâtre – Yvonne Coutras

Serons-nous surpris d’apprendre qu’un ancêtre de mon mari a fait la campagne d’Egypte avec Napoléon, et en a ramené d’étranges objets, dont une momie de bébé crocodile ?

Je dispose chez moi uniquement de deux tableaux originaux de Pierre Coutras : « Sur les bords du Nil », et un immense « Chat ». Les deux ont été offerts par Pierre Coutras à des membres de la famille, dont les héritiers me les ont offerts relativement récemment. (Merci, Jean-Pierre et Pierre, par qui me reviennent des tableaux de Pierre… et à ma chère Danièle, qui a restauré les deux)

C’est en écrivant cet article que j’ai réalisé que les tableaux qui sont parvenus jusqu’à moi « collent » autant à mes affinités.
Car si je suis moi aussi passionnée par le moyen-âge historique, mon univers onirique est le médiéval-fantastique, ou héroïc-fantasy, et ne correspond pas à celui de Pierre Coutras.
Je suis donc moins sensible aux châteaux, fantômes, et princesses tels qu’il les voit. Mais pas aux blasons, ayant eu l’occasion de faire réaliser le mien par une association de passionnés d’héraldique.

Blason Véronique Boyer

Alors, y a t’il une explication à cette « anomalie égyptienne » ? Peut-être !

Hasard des conquêtes, des mouvements de population, des échanges commerciaux… Mon analyse ADN d’origine, très majoritairement celtique, (je suis bretonne / normande du côté paternel) révèle un petit pourcentage d’Afrique du Nord, zone qui inclut l’Egypte dans la cartographie ADN…
Mon grand-père l’avait aussi, bien sûr.
Et du fond des âges, Scéniophrès nous appelle, inlassablement…