Véronique Maupas, fille d’Yvonne Coutras, fille de Pierre.
Pierre Coutras avait 67 ans lorsque je suis née, en 1956, et les archives de ma tante m’apprennent qu’il a plaidé jusqu’en 1962, à 73 ans, donc !
Mon premier souvenir de lui doit donc dater de mes 6 ans, car je le vois dans sa robe d’avocat. Il est passé chez nous, Bd de la Libération, un après-midi. Maman a du s’absenter un court moment, et lui a demandé de me garder…
Nous sommes tous les deux assis sur des chaises, dans le couloir (à l’époque, le cabinet de gérance d’immeubles de mon père est dans notre appartement, et le couloir sert d’antichambre.) J’ai le sentiment que nous sommes assez mal à l’aise l’un et l’autre.
Il me propose de me faire un dessin, et ravie je lui demande de me dessiner une fée.
Ce qu’il fait, sur le premier support qui se présente, et qui se trouve être le répertoire de ma mère… un accessoire sophistiqué, avec des fiches alphabétiques cartonnées auxquelles on accède en appuyant sur des touches, et que l’on glisse sous le téléphone…
Je vois encore cette fée, très naïve, avec un grand chapeau pointu… et aussi la tête de maman, constatant l’étendue des dégâts dans l’agenda à son retour, et comprenant que ce n’est pas moi qui ai fait le dessin.
La fée est restée longtemps dans l’agenda, mais où est-elle donc partie maintenant ?
Je n’ai pas beaucoup de souvenirs intermédiaires, entre celui-ci et l’adolescence. Bien que nous passions beaucoup de temps avec mes grands parents, ma relation avec eux pendant mon enfance est assez distante.
Dans mes souvenirs suivants, donc, Pierre, Papou pour ses petits-enfants, ne travaille plus. Il s’occupe de ses maisons de campagne, de ses voitures, de ses collections, il écrit…
Son Capharnaüm, à Marseille, ses chambres au Petit Prignon et au Castanier sont emplies d’objets anciens et mystérieux, autour desquels flotte toujours une odeur de pétrole ou d’essence, car il n’y a pas d’électricité dans les maisons de campagne, et « l’Auto » n’est jamais loin…
Je me souviens de cet homme âgé, doux, toujours d’humeur égale, souriant dans sa barbe, parlant bien, racontant des histoires…
Il s’est inventé un univers, dans lequel toute la famille embarque : blasons, devises, portraits d’ancêtres, armure fabriquée par ses soins, propriétés surdimensionnées et sans confort, légendes, mystères… Mais d’où me vient donc ce goût pour le moyen-âge et le fantastique ?
Il coupe le bas de ses chemises en zig-zag pour que sa femme n’ait pas à faire d’ourlet.
Au Petit Prignon, il n’y a pas l’eau courante, non plus, et je le vois remonter avec lenteur de lourds arrosoirs d’eau de la source.
Pendant les repas, il se tient au bout de la table, sur une chaise dont les pieds ont été coupés. Ma mère m’explique qu’à la libération, circulant à bicyclette dans Marseille, il a été renversé par un camion américain, et n’a pas voulu aller à l’hôpital. Il en garde une douleur à l’épaule, qui l’empêche de porter les couverts à sa bouche, et doit donc se tenir le visage au plus près de l’assiette. J’ai encore chez moi une de ces chaises rabaissées.
Il aime les grands bols de café au lait, (en boîte sucré Nestlé) dans lesquels il coupe du pain en cube, avec un sécateur, jusqu’à ce que la cuillère tienne debout dedans, ce qui le ravit. Il mange d’ailleurs du pain avec tout, y compris les bananes et les gâteaux.
Il passe beaucoup de temps à s’occuper de ses pendules, les réglant, les remontant…leur écrivant des poèmes…
Il y a parfois avec lui des moments de complicité, comme entre sales gosses, et il me fera fumer ma première cigarette (à l’eucalyptus) vers mes 12 / 13 ans.
A la même période, il me donne sa mobylette « bleue » Motobécane, (phare carré) dont je ferai grand usage, et que mon neveu possède encore…
Pour mon bac, il m’offre son secrétaire, meuble sur lequel il a beaucoup écrit, probablement pratiqué l’ésotérisme, avec ses tiroirs secrets, et des taches d’encre. Je l’ai toujours, bien sûr. Le fond est percé de trous, car il y avait mis des crochets pour présenter sa collection de montres à gousset. Ce n’est pas bien grave.
Pierre conduit toujours, des voitures, même des motos, il me semble à la fois fragile et indestructible.
Il se tient toujours très droit, et reste distingué, même en espadrilles et chemises à franges.
En 1973, Pierre a donné Le Petit Prignon à sa fille Yvonne. Elle n’en profitera malheureusement pas longtemps, alors que des travaux importants (électricité, eau courante, chauffage central…) ont permis que la rustique maison de campagne devienne la résidence principale de sa famille.
Yvonne décède en 1978, Pierre la suit en 1981, et le Petit Prignon est vendu en 1982.
La pendule comtoise dont Pierre Coutras aimait tant s’occuper est alors démontée et emballée, et ne voudra plus jamais marcher jusqu’à une considérable réparation fin 2020.
Elle marque à présent les heures dans ma maison, et pour moi, c’est le cœur de Pierre Coutras qui bat à mes côtés.
Je regrette que la vie lui ait imposé l’épreuve de la mort de ma mère, Yvonne, trois ans avant la sienne.
Cet homme n’a laissé personne indifférent. Son aura brille toujours, plus de quarante ans après sa disparition, et nous sommes nombreux, à quelques générations en dessous, à profiter encore de ce qu’il a construit.
Alors j’espère lui rendre hommage avec ce site aujourd’hui.