Pierre Coutras, mon grand-oncle par Claude.

Claude Rey, fils de Henri Rey, fils de Marguerite Rey, sœur de Suzanne Rocheblave, épouse de Pierre.

Claude, Cath, Martine et Jean Pierre devant la Rolls Royce III
Claude, Catherine, Martine et Jean Pierre devant la Rolls Royce III au Castanier

Le vent et la pluie ont effacé vos empreintes sur les dalles, mais dans nos cœurs votre marque est intacte, dans nos esprits elle est un repère. Nous vous savons présent aujourd’hui encore, et demain, toujours.

Je n’ai pas besoin de fouiller ma mémoire pour me souvenir, les images y sont gravées. J’ai pris conscience vers deux ans et demi, trois ans : c’était dans votre maison à Marseille, au rez-de-chaussée entre salle à manger et cuisine, mes parents prenaient congé ; ils venaient de vous rendre visite. Sorti un instant de ma sphère enfantine je vous vis. Emotion, vous me regardiez ; moustache sévère, visage grave, sourire léger, et des yeux profonds à regard apaisant, doux, aimant. Je tirais une jupe, ma mère ? ma grand-mère ? Pour questionner : « c’est lui Charlot ? »

Charlot, c’était ma première référence hors du cercle familial quotidien, au cinéma de l’Ecole. Je n’avais pas encore compris qu’il fallait rire. Charlot c’était la bonté naturelle, le sérieux, la fidélité, l’étonnement, c’était le regard de l’enfant dans un corps d’homme, et moi, dans votre regard je vis un regard d’enfant.

Noel au Capharnaüm
Noel au Capharnaüm, Pierre Coutras joue avec les enfants !

Quelques mois plus tard nous venions habiter à la rue Jean-Pierre Brun, à deux portes de votre maison, et je rentrais progressivement dans votre cercle familial. Combien de fois, attablé avec les « grandes personnes », vous vous échappiez du regard vers les enfants, vos petits-enfants et vos petits-neveux, toujours le même regard magique. Vous n’étiez pas une grande personne, vous, c’eut été trop banal !

Magique votre maison aussi ! Le rez-de-chaussée était le domaine des adultes, sauf le jardin ou nous jouions parfois. Le premier étage était clos et feutré (je ne le découvris que plus tard) et au second il y avait Martine votre petite-fille aînée. Mais pour y accéder, il fallait passer devant l’araignée géante de la pendule au hibou, gravir courageusement quelques marches pour sentir la chaleur réconfortante montant du poêle à charbon et… passer devant l’armure au coin de l’escalier, qui comme un cerbère en gardait le passage. Très vite, et pour conjurer les malins nous prîmes l’habitude de caresser le dos velu de la bête et serrer la pince du cerbère avant de nous échapper vers les étages. Les étages, c’était surtout le capharnaüm ! Nous y montions timidement et prudemment, vous y étiez quelquefois, seul. Seul, cela veut dire sans les grandes personnes… Parce qu’il y avait le squelette, le cercueil, les têtes de mort, les livres, les tableaux, les statues, la cheminée, les tentures, la marche qui séparait l’étage, des caisses, des silhouettes, des caricatures, des bougies, toutes sortes d’objets hétéroclites pendus, posés, accrochés, et il y avait la montée en terrasse. C’était votre Univers, vos rêves, votre enfance préservée et nous nous y sentions bien. Vous nous entendiez monter, et nous apercevant vous nous accueilliez d’un sourire léger et d’un regard invitant. Alors nous partions en promenade dans votre galaxie.

Les réveillons de Noël dans cette maison, et les cadeaux pour les enfants ! Vous ne vous déguisiez pas en Père Noël, c’était inutile puisque vous étiez le Père Noël ! J’ai gardé très longtemps la panoplie d’indien et la carabine à air comprimé. Les déménagements ont raison des objets, mais votre joie et votre visage rayonnant d’amour quand vous nous appeliez à vous, resteront toujours.

Noel au Capharnaüm
Noel au Capharnaüm, Martine, Jean-Pierre, Jean-Louis et Claude (1957 ?)
Noel au Capharnaüm
Noel au Capharnaüm, Jean-Louis et Claude, Françoise au fond

Je grandis, vous deveniez votre légende. A votre image, je versifiais, je peignais, j’élucubrais et je venais pour vous parler, en sortant du lycée. Vous écoutiez, amusé. Il avait dans votre écoute une puissante invitation à être, à exister, à s’exiger. Vous saviez vous étonner, apprécier, douter, approfondir, avec une telle bienveillance que je goûtais intensément ces instants. Nous parlions souvent de l’existence dans la foi, la foi en quoi, c’était la question. Un vendredi, prenant un de vos livres pour me le donner, avec dédicace bien sûr, écrivant les quelques mots toujours très élogieux et votre signature, vous avez levé le regard plus fixement, puis ajouté d’un mouvement de plume « c’est celle-là ma signature, la vraie. » Cette signature « cabalistique », est inscrite en dessous du célèbre paraphe « Pierre Coutras » après votre dédicace sur « Le cierge qui fume » aujourd’hui dans ma bibliothèque. C’est un nom illisible, quelques lettres prises dans un tourbillon coiffé d’une croix fuyante. Cela se passait dans votre bureau du premier étage, j’en vois encore les instants, j’étais particulièrement impressionné et pourtant je connaissais déjà bien et l’homme et le comédien. Il ne fallait rien prendre au premier degré, tout avait un sens, la mise en scène comme les mots, les silences comme les exclamations, votre regard espionnait, l’œil était vif, riant et malicieux.

Vous me parliez quelquefois de Francis Gonfard, (*) et quand j’allais voir Francis, lui, me parlait de vous. J’appris ainsi l’anarchisme, l’humanisme, la passion et l’utopie…

La faculté me donnait beaucoup de libertés, encore plus que le lycée, alors certains vendredi soir, je rejoignais ma mère et ma grand-mère chez vous, c’était le jour où vous teniez salon. Le capharnaüm avait rétréci, nous y montions ; votre barbe avait fleuri, la mienne avait poussé. Là, les tableaux étaient partout, vous avez même tenté de les produire en série.… Il y avait la matière première, isorels, cartons d’emballage, polystyrènes, les pots de peinture Ripolin, les pinceaux, la térébenthine et les magazines. Les magazines (Match ou autres) étaient sources à dérision, et inspiration première. Devant une œuvre d’inspiration cubique, quelques chats, le match de football et si je me souviens bien un avion, vous m’avez dit qu’il fallait du temps aux gens pour comprendre, qu’après votre mort, quelqu’un vous « traînera », et vous deviendrez célèbre…

Vous m’interrogiez sur les mouvements de 1968, ma réponse vous plut (dénoncer l’hypocrisie), alors les événements devinrent anecdotes…

La vie n’étant qu’un jeu, vous ne vouliez pas jouer « pour de vrai », d’ironie en pirouettes vous vous échappiez, puis jetiez votre gant à la face du monde par défi. Vous observiez ce monde en spectateur d’une comédie bouffonne et vous vous moquiez pour ne pas vous désoler. Qu’existait il alors de sérieux ? Sérieux était votre espace intime, protégé, choyé, votre monde préservé, votre famille. Quand vous bénissiez vos enfants, en imposant les mains et en baisant leur front, votre regard devenait grave et vos yeux ne riaient plus. Vous vouliez communiquer tant de forces !

Claude et Christiane mariage
Mariage de Claude et Christiane

J’épousais Christiane, vous fûtes notre témoin. Vos arrière-petits-enfants et arrière-petits-neveux naissaient. La barbe sereine, visage grave, sourire léger, vous les contempliez d’un regard apaisant, doux et aimant.

En 1973, avec Christiane et Bertrand, nous dûmes quitter Marseille et vous n’appréciiez pas. Quand je vins vous saluer avant de partir, j’avais l’impression d’avoir fauté. Quitter Marseille, quelle erreur ! Cette même année je soutins ma thèse et dès son édition je vous portais un exemplaire. L’ai-je dédicacé ? Je crois que je n’ai pas osé. Vous étiez satisfait et intrigué de me savoir entré dans cette docte communauté ; vous avez cherché un exemplaire de votre thèse de licence, sans succès. La mise en scène n’avait pas trop changé, exposé, jury, questions, délibération… publication du mémoire, et pour mieux illustrer vos propos vous m’avez alors montré et présenté la thèse de licence de votre père !…

Après, nous n’eûmes pratiquement plus d’occasion de nous voir à Marseille. C’est en terre cévenole que continuèrent ces moments magiques, instants de fête pour le cœur et l’esprit, au Castanier ou aux Mazes.

J’ai maintenant l’âge de vous appeler Coutras comme vous appelaient vos confrères du barreau et comme vous vous appeliez vous-même. Du fond de mon enfance jusqu’à ce jour, je vous dis :

Coutras, merci.

Claude Rey, 2001

note VB
(*) Francis Gonfard : premier époux d’Yvonne, la fille aînée de Pierre Coutras